Adopter une approche design pour placer l’humain au cœur des nouveaux services de mobilités – Interview de Marie-Charlotte Moret
Marie-Charlotte Moret est designer de services. « Ah, designer, elle crée de beaux objets alors ! » Non, pas seulement. Son métier consiste à analyser les usages pour faire émerger de nouvelles solutions qui améliorent le quotidien, des services à la fois utiles, utilisables et « désirables » (beaux), des conditions indispensables à leur développement et leur pérennité. Voilà pourquoi cette approche s’avère essentielle pour créer de nouvelles mobilités dans l’environnement urbain du XXIe siècle. Explication !
Remettre l’humain au cœur des mobilités urbaines préoccupe de plus en plus les concepteurs des villes et responsables des réseaux de transports. Pouvez-vous nous expliquer en quoi le design de services permet de relever ce défi ?
L’approche du designer est en effet centrée sur l’humain. La méthodologie que nous appliquons consiste à analyser l’existant, l’environnement, le comportement des usagers et les contraintes rencontrées. C’est seulement après que nous entrons en phase de création pour répondre aux problématiques observées par des solutions concrètes. Nous choisissons le produit qui correspond le mieux aux usages. Il s’agit ensuite de vérifier comment il est utilisé et quels sont ses éventuels usages détournés.
J’applique également la méthodologie du design thinking, qui consiste à inclure les utilisateurs dès le début de la réflexion. Contrairement à ce qu’on pense parfois, il ne s’agit pas uniquement de remplir un mur de post-it. La méthode implique des observations sur le terrain, des entretiens, des explicitations… On commence par se mettre en empathie avec l’utilisateur. Quels sont ses besoins non couverts ? Quelles sont ses contraintes ? Pourquoi utiliserait-il une solution plutôt qu’une autre ? Cette démarche est aussi utile pour créer des produits que des services.
Vous avez travaillé sur des solutions pour améliorer la mobilité des personnes en situation de handicap. Quels ont été les enseignements de cette expérience ?
Au cours de ma formation, j’avais réalisé mon mémoire de BTS sur le thème : Comment améliorer le quotidien des personnes âgées dans les maisons de retraite. Lorsque je suis arrivée chez Okeenea Digital en 2018, j’ai découvert un nouveau public : les personnes en situation de handicap dans leur mobilité urbaine. Cependant, la méthodologie reste la même. Mettre l’usager au centre devrait être la base de tout nouveau projet. Comprendre ses besoins, ses problématiques, son quotidien… pour améliorer son expérience.
Nous avons répondu l’année dernière à l’appel à projets Open Beacon de la SNCF en proposant un assistant à la mobilité dans les gares. J’ai alors réalisé des séances d’observation sur le terrain, rencontré des usagers avec tous types de problèmes de mobilité. Actuellement, il existe un service d’assistance humaine disponible pour tous les voyageurs en situation de handicap ou à mobilité réduite. Mais ce service est complètement saturé et coûte très cher à la SNCF. D’autre part, il est assez contraignant pour les usagers qui doivent anticiper leur voyage au moins 48 heures à l’avance et se présenter bien avant le départ de leur train. L’organisation est très rigide et ne permet pas une prise en charge partielle sur une seule partie du voyage, par exemple pour une personne qui connaît par cœur sa gare de départ mais a besoin d’aide pour sa correspondance ou lors de son arrivée.
Nous avons alors imaginé une application associant technologies de guidage et appel à une aide humaine uniquement en cas de difficultés temporaires. Travailler sur un projet comme celui-ci implique bien sûr de comprendre les besoins des utilisateurs finaux, mais plus généralement de toutes les parties prenantes et notamment du personnel des gares. Lors de ce projet, j’ai beaucoup échangé avec les agents d’accueil, agents de sécurité et personnels du service Accès Plus.
En résumé, pour être un bon designer, il faut penser large, ne pas rester dans sa bulle. Il faut envisager l’expérience dans sa globalité. Si on conçoit une solution de guidage, il faut penser à la manière dont l’usager va préparer son itinéraire depuis chez lui, le guidage proprement dit sur le moment, mais aussi ce qui se passe après.
En travaillant aux côtés de personnes handicapées, avez-vous découvert des difficultés, des obstacles que vous ne soupçonniez pas ?
Lorsque j’ai réalisé des entretiens et observations pour le développement d’une application de guidage dans le métro de Marseille, j’ai pu me rendre compte de la diversité des usages parmi les personnes déficientes visuelles. Selon l’âge de survenue du handicap, l’aide à la mobilité utilisée (canne blanche, chien guide ou rien du tout), les capacités visuelles résiduelles, la maîtrise des outils technologiques…, les approches de la mobilité sont très différentes.
Mais l’accessibilité de l’environnement est vraiment déterminante ! J’ai récemment été très choquée en regardant un reportage sur la journée d’une personne en fauteuil roulant. Il suffit d’une panne d’ascenseur pour qu’un trajet de 20 minutes en théorie dure en réalité plus d’une heure et demie. Si la personne n’a pas connaissance de la panne, il lui faut remonter dans le métro pour continuer son trajet et faire demi-tour dans une autre station. Mais en l’absence d’informations sur les stations accessibles, elle doit parfois les tester toutes avant de trouver la bonne. L’enfer ! Tous ces efforts pour, quelques fois, ne pas même atteindre sa destination.
Autre exemple qui concerne aussi la mobilité, ce sont les trottinettes en free floating. Quand je vois le nombre de trottinettes abandonnées au milieu des trottoirs et des passages piétons, je ne peux pas m’empêcher de penser aux personnes malvoyantes ou en fauteuil roulant. Dans ce cas précis, on voit bien que l’usage n’a pas été pensé jusqu’au bout. On a pensé aux besoins de mobilité rapide sur des courtes distances, à l’ergonomie de l’application pour déverrouiller le système, en gros, uniquement aux besoins des utilisateurs finaux. Mais à aucun moment, on a pensé à l’entourage et aux conséquences de la mise en service de ces véhicules sur les autres usagers de l’espace public.
On voit bien qu’il existe un fort enjeu à mettre les usagers au cœur des politiques de mobilité et d’aménagement urbain. Auriez-vous quelques conseils à donner aux acteurs concernés pour y parvenir ?
Les collectivités publiques qui sont en charge des politiques de mobilité et d’aménagement urbain sont malheureusement trop souvent soumises à des contraintes économiques très fortes. A ma connaissance, même si je peux me tromper, il n’existe aucun poste de designer dans ces instances. Par contre, celles-ci restent décisionnaires dans le choix des prestataires qui vont exécuter les travaux ou concevoir des solutions pour la mobilité de leurs citoyens. Elles ont tout intérêt à privilégier des entreprises qui ont cette approche, qui pratiquent l’innovation par l’usage. Même si ça coûte parfois un peu plus cher à l’achat, les économies réalisées par la suite et le service rendu en valent vraiment la peine. On a trop tendance à se focaliser sur les possibilités qu’apportent les nouvelles technologies. Mais la technologie n’est rien si elle ne sert pas un besoin ou un usage réel. Et bien sûr, l’innovation doit s’inscrire dans la réalité d’un contexte économique pour avoir une chance de se développer et perdurer.
Usage, technique et économie forment donc un triptyque indissociable.
Pour aller plus loin, découvrez notre article : Quels sont les besoins des piétons en terme de guidage ?
Publié le 29 octobre 2019