Série noire pour une canne blanche | Episode 10 : La terrifiante invasion des trottinettes électriques

Un doux soir de septembre, alors que nous étions attablées en terrasse autour d’une bonne bière et de quelques délicieux tapas, une amie me lance : « c’est pas trop galère pour toi ces nouvelles trottinettes en libre-service ? » Quelques jours plus tard, c’est un collègue qui me pose la même question. Une première alerte pour moi qui vivais encore dans l’ignorance la plus totale de ce nouveau mode de déplacement, réputé « doux », qui venait de commencer son invasion de la ville de Lyon. Douce était mon ignorance mais bien dure fut la première rencontre avec cet engin diabolique. Pour moi qui me déplace avec une canne blanche (dont je n’ai d’ailleurs jamais évalué l’impact écologique…), mon histoire avec les trottinettes électriques en libre-service est peuplée de frayeurs, de douloureuses rencontres et de colères explosives. Comme s’il n’était pas déjà suffisamment compliqué de se déplacer sans voir !

Le choc de la première rencontre avec une trottinette

Ma première rencontre avec « elles » eut lieu au moment où je m’y attendais le moins. Je me rendais à une soirée dans le quartier de la place Guichard, un quartier que je redoute déjà en temps normal puisque la traversée de la place manque terriblement de repères pour moi. Pour mieux comprendre, lisez cet épisode précédent : Série noire pour une canne blanche | Episode 3 : « L’enfer des places »

Grâce à ma télécommande qui me permet de déclencher les feux sonores à distance, je m’oriente vers le passage piéton que je dois emprunter. Soulagée, je traverse d’un bon pas et une fois de l’autre côté, devinez quoi ? Non pas une, ni deux, mais trois trottinettes électriques affalées juste devant la bande podotactile. Mes tibias s’en souviennent encore. Bon, je vous rassure, ils ont bien d’autres souvenirs : des plots, des barrières, des motos, des scooters, des chaises de bar…, les trottoirs ne manquent pas de souvenirs pour les tibias des piétons aveugles téméraires. Mais fallait-il en rajouter ?

Des trottinettes abandonnées par milliers…

Cette première rencontre m’a rendue plus vigilante et fort heureusement ! Car le même soir, j’en ai fait d’autres. Des spécimens semblables étalés de tout leur long sur le trottoir, avec leur structure à branches multiples qu’on ne sait jamais par où contourner. Sur le trottoir malgré l’étendue de l’espace libre autour, comme s’ils avaient été posés là exprès. Malgré ma vigilance, je me suis plusieurs fois laissé surprendre. Je ne sais pas ce qui passe par la tête d’un utilisateur qui abandonne son engin à l’entrée du métro en travers de l’escalier, au milieu d’une allée ostensiblement piétonne ou en travers de la porte d’un parc pour enfants. C’est sans doute un tort de ma part, mais il y a des endroits où je me méfie moins de l’envahisseur. La rencontre est alors d’autant plus stupéfiante.

S’il m’est impossible d’excuser ces comportements qui prouvent un manque de civisme notoire, j’arrive à cerner la motivation de ceux qui, bien qu’ayant l’usage de leurs jambes, souhaitent les fatiguer le moins possible. Par contre, je suis restée sans voix le jour où, alors que je courais presque dans le tunnel piéton de la Croix-Rousse, sûre de n’y trouver aucun obstacle, j’ai failli faire un vol-plané par-dessus l’une de ces satanées trottinettes, non sans avoir copieusement tordu ma canne blanche au préalable. Y’a quelqu’un qui habite dans ce tunnel ? Qu’on abandonne sa trottinette devant sa porte parce qu’on est arrivé à destination, encore une fois, je le conçois même si je ne le cautionne pas, mais pourquoi au milieu d’un tunnel ? Le mystère reste entier.

La vengeance des trottinettes

Même quand les trottinettes sont sagement rangées contre le mur, elles occupent quand même suffisamment d’espace pour devenir une gêne. Je vous laisse imaginer le plaisir que procure un guidon de trottinette savamment dirigé entre vos côtes flottantes, vous savez, juste à l’endroit le plus sensible, là où on est si chatouilleux… En plus, ces engins diaboliques n’ont pas beaucoup de stabilité. Une seule pichenette suffit souvent à les faire tomber et, sans doute pour se venger, ils choisissent généralement vos pieds pour terminer leur course.

Danger de collision à chaque instant

Je reconnais malgré tout que, après des débuts anarchiques, où l’invasion ne cessait de s’étendre, avec chaque semaine un nouvel opérateur, la situation s’est un peu améliorée. De nombreuses villes, dont Paris et Lyon ont pris des mesures pour limiter la circulation et le stationnement des trottinettes sur les trottoirs. Les opérateurs, maintenant soumis à des redevances, sont aujourd’hui moins nombreux. Mais il m’arrive encore tous les jours de rester scotchée quelques secondes sur place après avoir été dépassée par le bruit tout proche d’un moteur électrique lancé à vive allure. Sans la vue, toujours difficile d’évaluer précisément le danger réel auquel on est exposé. La semaine dernière, alors que je traversais tranquillement la rue, guidée par la ritournelle du feu sonore, mon cœur s’est soudainement emballé en entendant un hurlement suivi d’un crissement de pneus sur la chaussée. Me voyant paniquée, un passant s’est empressé de me décrire la scène. Deux adolescentes juchées sur une de ces fameuses trottinettes venaient de traverser le carrefour au milieu des voitures sans pouvoir s’arrêter.

A part quelques hématomes, j’ai la chance de n’avoir aucun dommage corporel à déplorer à ce jour et j’espère pour longtemps encore. La situation est malheureusement bien différente pour certains de mes compagnons d’infortune pour qui les déplacements en ville se font désormais au prix d’énormes efforts pour oublier leurs peurs.

Faciliter la mobilité de TOUS, c’est pour quand ?

A vous, je peux vous l’avouer, j’éprouve aussi parfois une certaine jalousie envers ces adeptes de la trottinette électrique qui parcourent la même distance que moi en cinq fois moins de temps, ce temps si précieux qu’il est déjà si difficile de gagner quand on a comme moi un sens en moins. Oh oui, au fond de moi (pas si loin au fond d’ailleurs…), comme j’aimerais pouvoir filer comme eux sans contraintes à travers la ville !

Outre les incivilités des utilisateurs, le modèle social plutôt contestable des opérateurs et l’impact écologique catastrophique de ces trottinettes, j’éprouve donc aussi un profond regret. Ce mode de déplacement si pratique est exclusivement réservé aux usagers déjà les plus mobiles. Pour les personnes handicapées, les personnes âgées, bref les piétons les plus vulnérables, tous ceux pour qui les déplacements sont déjà un problème, ce n’est qu’une gêne supplémentaire dans une ville déjà très hostile. Alors, si vous avez l’habitude de vous déplacer sur un de ces engins, avant que nous ne puissions tous en profiter, soyez sympas, roulez loin des piétons et garez votre « bolide » en dehors des zones qui leur sont réservées ! Et si vous avez une quelconque responsabilité dans l’aménagement urbain, pensez bien à tout le monde !

Publié le 11 mars 2020

Lise

Créer une culture commune entre tous les acteurs engagés pour rendre la ville et ses services accessibles à toutes les personnes qui vivent avec un handicap, c’est ce qui m’anime au quotidien !