Quelle place pour les carrefours à feux dans une ville des mobilités actives ?
Après un demi-siècle de « tout automobile », les villes et métropoles françaises rendent peu à peu l’espace aux mobilités actives. Piétons, cyclistes et autres utilisateurs de modes de déplacement doux gagnent du terrain sur la voiture. Dans ce contexte, les carrefours à feux sont-ils toujours justifiés ? Quelles sont les conséquences de la suppression des feux tricolores ? Existe-t-il des solutions alternatives pour garantir la sécurité et le confort de tous les usagers de la voirie ? Ce sont les questions qui ont animé la journée d’échanges « Carrefours à feux et modes actifs » organisée le 6 novembre par le CEREMA en partenariat avec la Ville de Paris dans le cadre du programme Une Voirie pour Tous. Cet événement a rassemblé 190 acteurs impliqués dans l’aménagement de la voirie et des espaces publics : collectivités locales, bureaux d’études, entreprises et représentants de l’Etat et des associations d’usagers. Avant d’aborder les conséquences de ces politiques dans un prochain article, nous vous invitons à revenir sur les raisons qui poussent les collectivités locales à questionner la place des carrefours à feux dans les aménagements urbains du 21e siècle !
Quels sont les critères qui justifient la présence de carrefours à feux ?
Améliorer la sécurité des piétons et des cyclistes en supprimant les carrefours à feux peut sembler paradoxal. Pour introduire le sujet, Christophe Damas, chargé d’études au CEREMA, nous a présenté 150 ans d’histoire des carrefours à feux. Voir le diaporama
En France, c’est entre 1950 et 1980 que les feux de signalisation se sont massivement développés, accompagnant ainsi l’augmentation du trafic routier. On estime aujourd’hui à 30 000 le nombre de carrefours à feux, dont un 30% en région parisienne et 80% en agglomération. Leur nombre a tendance à diminuer dans les petites villes, stagner dans les agglomérations moyennes, mais augmenter dans les grandes en raison de l’introduction du tramway et des bus à haut niveau de service (BHNS), ainsi que de l’augmentation du trafic en périphérie. Les signaux lumineux d’intersection ont pour principales fonctions de :
- Gérer des flux de circulation incompatibles en leur donnant alternativement la priorité,
- Permettre aux piétons de traverser des axes à fort trafic et
- Optimiser la vitesse des véhicules de transports collectifs en leur permettant de franchir les intersections sans attendre.
Mais ils ne sont pas les seuls dispositifs capables de remplir cet objectif. La réglementation prévoit d’ailleurs que l’équipement d’une intersection ou d’un passage piéton en signaux lumineux fasse l’objet d’une étude approfondie abordant toutes les solutions alternatives, qu’elles touchent à l’aménagement ou à l’application de règles de priorité spécifiques. Dans tous les cas, l’un des inconvénients des signaux lumineux est qu’ils génèrent de l’attente aussi bien pour les véhicules que pour les piétons. Une étude menée à Sydney (Australie), citée par Sonia Lavadinho, Directrice du cabinet Bfluid, a montré que les piétons passent 50% de leur temps de déplacement à attendre aux feux. Cet équipement doit donc se justifier tout le temps et pas uniquement pour régler un problème ponctuel de circulation (heure de pointe, sortie d’école…).
Par ailleurs, comme l’a souligné Christophe Damas, les statistiques montrent que 14% des accidents de la route se produisent sur des carrefours à feux. La garantie de sécurité généralement associée à cet équipement est alors remise en question. Les études internationales montrent que l’implantation de feux sur des carrefours en X ou en T a un effet positif sur la sécurité lorsque ces feux sont justifiés, mais un effet négatif lorsqu’ils ne le sont pas. Ils favoriseraient au contraire des pratiques dangereuses ou illégales : accélération en fin de vert et franchissement de rouge. Reste donc à définir quels sont les critères qui légitiment ou non leur installation !
Des contextes différents mais des motivations convergentes
Les villes mutent pour laisser la place aux transports collectifs et modes de déplacement actifs. Les centres-villes sont aménagés pour limiter le nombre de véhicules et réduire leur vitesse. Comme le prône Sonia Lavadinho, cette conversion vers une ville apaisée est un moyen « pour mieux partager l’espace, repenser une entrée de ville, laisser les flux s’auto-organiser, transmettre l’envie de bouger autrement, faire vivre les commerces, faire place à la nature en ville, laisser les enfants jouer, donner envie de se rencontrer, augmenter la biodiversité… En résumé, pour faire naître d’autres villes : ville de la rencontre, ville amie des familles, ville créative, ville du dehors, ville du don. Rendre la ville habitable et permettre aux personnes d’y réaliser des choses utiles est bien la finalité première de la ville apaisée ! » Voir le diaporama
Favoriser la liberté des flux
C’est dans cette démarche que s’inscrit la ville de Paris avec sa stratégie vélo et piéton. La multiplication des zones 30 incite à réduire le nombre de feux de signalisation. Mais ce n’est pas le seul argument pour questionner le maintien des feux, comme l’a exposé Christophe Najdovski, adjoint à la Maire de Paris, en charge des transports, voirie, déplacements et espace public. Le nombre d’accidents corporels concernant des piétons sur les carrefours à feux, la pollution et le bruit générés par les arrêts au feu rouge, les bouchons causés par l’attente des véhicules, les 6 millions de budget annuel pour la maintenance des feux sont autant de raisons qui ont poussé la ville de Paris à expérimenter la suppression de ces équipements. Le choix s’est porté sur le quartier Pernety dans le 14e arrondissement pour mener cette expérimentation. Yann Le Goff, du Service des Déplacements justifie ce choix par l’homogénéité du quartier, la faiblesse du trafic (moins de 800 véhicules par heure) et des réserves de capacité allant de 50 à 70%, à savoir beaucoup de temps de vert non utilisé. La plupart des traversées sont courtes et orthogonales. Voir le diaporama
L’étude présentée par Valérie Battaglia du CEREMA corrobore la thèse selon laquelle la plupart des piétons ne respectent pas les périodes de rouge lorsque la circulation automobile est peu intense. Voir le diaporama
Le masquage des feux du quartier Pernety a cependant soulevé une forte mobilisation citoyenne, dénonçant un manque de concertation en amont du projet.
Avec 1,22 carrefours à feux pour 1 000 habitants, Bordeaux Métropole détient le record de densité en France. Et pourtant, là aussi, les chiffres interrogent. 23% des accidents se produisent sur un carrefour à feux et parmi les 19 carrefours les plus accidentogènes, 18 comportent des feux. Entre 2012 et 2016, l’agglomération déplore 300 blessés graves et 13 morts sur ces aménagements. Les enjeux de circulation se sont déplacés avec le développement des transports en commun et des modes doux. Certes, tous ces constats ont motivé la suppression de 300 carrefours à feux d’ici 2022. Mais la dépose se fait au cas par cas, en cohérence avec l’environnement urbain, comme l’explique Vincent De Brisson de Laroche, chef du service Circulation et Stationnement. En première ligne sont concernées les zones qui concentrent peu de trafic motorisé, là où les feux sont peu crédibles, les zones 30 et zones de rencontre. Des comptages de véhicules et mesures de vitesse sont systématiquement réalisés en amont d’une dépose. Les critères de visibilité sont également pris en compte.
Les projets de suppression s’accompagnent d’études et mesures compensatoires :
- Aménagements de voirie pour modérer la vitesse et améliorer la visibilité (plateaux surélevés, suppression de mobilier urbain…),
- Raccourcissement des traversées piétonnes (agrandissement des trottoirs, création d’îlots…),
- Choix d’un régime de priorité (giratoire, priorité à droite, priorité aux transports collectifs…),
- Consultation des mairies, pôles territoriaux, conseils de quartiers et institutions scolaires le cas échéant,
- Information des riverains en amont des modifications.
Il est déjà arrivé que toutes ces précautions ne suffisent pas et qu’un retour en arrière soit nécessaire. Cette situation s’est présentée lors de la suppression des feux sur un carrefour réputé simple mais dont l’un des axes était perçu par les usagers comme prioritaire. Selon Vincent De Brisson de Laroche, l’économie sur les coûts de maintenance des feux n’est pas un argument qui a pesé pour leur dépose, car les aménagements qui compensent l’absence de signalisation lumineuse sont très longs à amortir. Voir le diaporama
Lyon, Grenoble et Dunkerque se sont également lancées dans la remise en question de certains carrefours à feux en constatant l’évolution de l’environnement urbain. Les centres-villes sont particulièrement impactés. Diminution du nombre de véhicules, baisse de la vitesse, renforcement de la priorité pour les piétons, modes doux et transports collectifs ont amené là aussi à s’interroger sur la place des signaux lumineux tricolores.
Le guide complet des feux sonores : réglementation, usage, historique…
Donner la priorité aux transports collectifs
A Rouen, la suppression des feux ne fait pas l’objet d’une politique systématique mais s’est présentée comme une solution intéressante pour résoudre certains problèmes, raconte Clément Beignot Devalmont, responsable du service Circulation et Sécurité Routière de la métropole Rouen-Normandie. Difficultés de circulation, perte de temps des transports en commun, prise en compte d’un double-sens cyclable, vétusté ou non-conformité des équipements, zones 30… sont autant de situations qui ont amené la métropole à remettre en question certains carrefours à feux. Sur une partie d’entre eux, les problèmes avérés étaient liés à des conflits avec les bus en site propre. Les signaux lumineux classiques ont donc été remplacés par des signaux R24, spécifiquement dédiés aux transports collectifs. Voir le diaporama
Démarche semblable à Nantes avec ses 3 lignes de tramway et 10 lignes de bus à haut niveau de service. Nantes Métropole ne compte que 0,57 carrefour à feux pour 1 000 habitants, la densité la plus faible de France pour une agglomération de cette taille ! Les conflits des flux de circulation sont en grande majorité gérés par l’aménagement de carrefours giratoires. En parallèle, plusieurs dispositifs sont mis en place pour assurer la priorité aux transports collectifs et le maintien de leur vitesse commerciale, parmi lesquels l’installation de signaux lumineux R24, des feux déclenchés par radio à l’approche d’un bus et la création de couloirs de bus temporels aux heures de pointe. Voir le diaporama
On constate au travers de toutes ces présentations que la remise en question des carrefours à feux est au cœur des préoccupations de nombreuses villes et métropoles de toutes tailles. Si les bénéfices d’une telle politique sont bien réels à partir du moment où la situation fait l’objet d’une analyse approfondie et d’une concertation en amont, de nombreuses questions subsistent. Comment garantir la sécurité et le confort des piétons les plus vulnérables ? Comment pallier le déficit de repères qu’engendre la suppression des feux sonores pour les personnes aveugles et malvoyantes ? Ce sont les points que nous aborderons dans un nouvel article à paraître !
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Mis en ligne le 8 novembre 2018