Série noire pour une canne blanche | Episode 12 : L’insoutenable calvaire de l’hôpital

Une odeur de désinfectant, un dédale de couloirs, des brancards abandonnés, des silhouettes en blouse blanche qui s’affairent d’un pas pressé, nous sommes bien à l’hôpital. Un lieu synonyme d’appréhension pour la plupart d’entre nous. Et pour cause ! Si on y est, c’est que quelque chose ne va pas. Si on franchit les murs de cette inquiétante institution, c’est qu’un mécanisme de la formidable machine qu’est notre corps humain est en panne. Et quand on a en plus une vue déficiente, inutile de vous dire que les choses se corsent. Accrochez-vous, nous voilà partis pour une aventure qui promet d’être mouvementée !

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Obtenir ses étiquettes dans la « maison qui rend fou »

On ne rentre pas à l’hôpital sans être enregistré, étiqueté. Bien sûr, je le comprends. Une opération des ligaments croisés et une amputation, ce n’est pas la même chose. Mieux vaut ne pas confondre les patients ! Mais je redoute toujours l’épreuve du passage par l’administration. Pour la bonne raison que rien n’est fait pour les gens comme moi. Dans un service hospitalier, comme dans beaucoup d’endroits d’ailleurs, une personne avec une canne blanche, non accompagnée, c’est un accident, un évènement non répertorié. 

J’ai eu la chance de ne pas fréquenter l’hôpital autrement que pour des visites jusqu’à mes trente ans passés. Pour ma première fois, on m’avait bien dit qu’avant de me rendre en hospitalisation pour un bilan sur quelques jours, il me fallait passer par la case étiquettes. « Vous savez, c’est le bâtiment orange, tout près de l’entrée. » Moi, je ne préfère pas rentrer dans les détails au téléphone. Je passe sous silence le fait que, orange, bleu, vert ou multicolore, le fameux bâtiment ne risque pas de me sauter aux yeux. Je me débrouillerai bien sur place avec l’aide des passants. Et de fait, lorsque le jour J, je franchis le portail de l’entrée principale, je ne tarde pas à rencontrer une charmante dame qui m’offre spontanément son aide. Elle m’accompagne donc à l’entrée du bâtiment orange. Il y a là un préposé à la distribution des tickets d’attente. Il m’en tend un en m’annonçant mon numéro. Faussement naïve, je lui demande comment je vais être informée quand ce sera mon tour. Je sais par expérience que peu de systèmes de gestion de file d’attente sont équipés de synthèse vocale pour annoncer les numéros à haute voix. Et quand bien même je saurais quand c’est mon tour, je ne saurai pas où aller. Constatant qu’il n’a pas de réponse à ma question, je lui demande si, exceptionnellement, il ne serait pas possible de me faire passer en priorité. La sentence est sans appel : « Vous savez, tout le monde ici a une bonne raison d’être prioritaire, on ne fait de passe-droit. » Je vais donc m’asseoir docilement sur le siège qu’il daigne m’indiquer. J’assure mes arrières en demandant à ma voisine qu’elle surveille pour moi le défilement des numéros. Mais comme celle-ci est arrivée avant moi, c’est en toute logique que son tour vient avant le mien. Et ce qui devait arriver arrive… Mon numéro passe sans que personne ne m’en informe. Ça fait déjà une bonne demi-heure que j’attends quand le préposé aux tickets revient vers moi d’un air inquiet. En vérifiant mon numéro, le voilà qui lâche un juron sonore. Et c’est alors que, ô miracle, il propose pour m’épargner une nouvelle demi-heure d’attente de m’éditer un ticket prioritaire. Finalement, c’est donc que ça existe ! Je me trouve rapidement devant une autre employée pas plus aimable qui me remet le précieux sésame : mes étiquettes !

Zoom sur la blouse d'un médecin et son stéthoscope

Faire parler la machine infernale à cracher des tickets

Cette scène se répète régulièrement, à chaque fois que je me rends en consultation dans un hôpital. Sauf qu’aujourd’hui, on a remplacé les préposés aux tickets par des machines. Celles-ci ne sont pas plus conciliantes sur l’accord d’une priorité aux personnes rencontrant des difficultés pour suivre la procédure. Pire encore, elles ne délivrent pas de ticket d’attente si on n’est pas capable de maîtriser leur mystérieuse interface. Autant vous dire que, sans le secours de la vue, c’est mission impossible. Par chance, la Terre est peuplée d’êtres humains serviables qui n’hésitent pas à venir en aide à leur prochain. Il m’arrive fréquemment que, devant une énigmatique distributrice de tickets, une âme charitable me prête son assistance pour lui faire cracher le précieux bout de papier qui me permettra d’obtenir une place dans la file d’attente. Mais la suite des évènements reste aléatoire. Mon numéro de passage sera-t-il appelé à haute voix ? Va-t-on m’indiquer le guichet où je dois me rendre avant qu’on passe au prochain ? Comment va-t-on me recevoir ?

« Ah, mais vous êtes… » « Y’avait pas un monsieur avec vous tout à l’heure ? » « Comment allez-vous faire pour aller au pavillon W ? » « Vous avez besoin d’aide ? » Oui, je vous le dis, une personne seule avec une canne blanche dans un hôpital, on n’a pas prévu ça. Alors on s’arrange. On appelle une stagiaire, un agent de sécurité, une femme de ménage… Ou on tente de vous expliquer l’itinéraire : « A partir de là, vous allez tout droit pendant 500 mètres et vous tournez à gauche. Vous verrez, vous ne pouvez pas vous tromper. » Parfois je n’ose pas insister. Je sais en mon for intérieur que va débuter pour moi un grand jeu de piste que je ne suis pas certaine de gagner. Mais puisqu’il n’y a personne pour m’accompagner et que je suis joueuse, allons-y, on verra bien.

Traverser la forêt aux mille embûches

S’il y a bien un endroit où l’accessibilité aux personnes handicapées semble avoir été oubliée, c’est dans certains grands hôpitaux pavillonnaires. Il existe un étrange contraste entre l’état physique des patients accueillis et l’attention portée à l’aménagement des lieux. Je n’ai jamais rencontré ailleurs une telle diversité de plots anti-stationnement. Il y en a des grands, des petits, des gros, des maigres, des en forme de cône, des en forme de champignon, des longs, des courts, des droits, des penchés, des sur le trottoir ou à côté… Et malgré cette collection improbable, il n’est pas rare de trouver quand même des véhicules stationnés sur les trottoirs. Des trottoirs, quand il y en a ! Car ce genre d’équipements favorisant le déplacement des piétons en sécurité semble être en option dans certains hôpitaux. Alors, même avec les meilleures indications possibles pour suivre un itinéraire dans cette jungle, les chances de succès sont minces. Pas de balises sonores ni de bandes de guidage. Là encore, il vaut mieux compter sur l’empathie naturelle de ses congénères pour atteindre son but.

Survivre au jeu des documents médicaux

Sans mentir, ce qui m’effraie le plus dans une hospitalisation, ce n’est pas le fait d’être enfermée pendant plusieurs jours, ni les pénibles examens, ni même une éventuelle intervention chirurgicale. Non, ce sont les innombrables documents à lire et à remplir ! Formulaire de pré-admission, personne à prévenir en cas d’urgence, recommandations, risques encourus, questionnaire d’anesthésie, ordonnances, résultats d’examens…, j’avoue que les liasses de documents qu’on nous remet parfois à l’hôpital provoquent irrémédiablement chez moi une subite envie de pleurer. Sans oublier que la remise de ces documents s’accompagne généralement d’une phrase du genre : « Y’a bien quelqu’un qui va vous aider à lire tout ça. » J’ignore qui est ce « quelqu’un » qui rôde dans l’esprit du personnel des hôpitaux, ou d’autres administrations d’ailleurs. Alors puisque j’ai la parole, j’en profite pour le rappeler une fois de plus. Non je ne vis plus chez mes parents depuis longtemps. Non je n’ai pas de conjoint ou d’enfants bien voyants que je pourrais exploiter pour cette tâche fastidieuse. Non mes amis ne sont pas là pour ça. D’ailleurs, vous en avez beaucoup, vous, des amis qui sont prêts à passer une demi-journée à remplir des documents administratifs à votre place ? Moi je crois qu’ils préfèrent qu’on aille se balader ou boire des coups en terrasse… Non, je ne souhaite pas payer quelqu’un. Je ne vois pas pourquoi ces contraintes devraient faire peser sur moi une charge financière supplémentaire. Non je ne cache pas d’esclave dans ma cave. Et pour tout vous dire, non je ne tiens pas à partager des informations médicales confidentielles avec qui que ce soit en dehors du personnel de santé qui me suit ! J’aimerais tant pouvoir être pleinement actrice et autonome dans le suivi de mon parcours de soin. Alors oui, lorsque je me retrouve impuissante face à la lourdeur des formalités médicales, j’ai simplement envie de pleurer. Comment se fait-il que, en 2021, tous ces documents ne soient pas disponibles sous des formats adaptés aux différents handicaps et notamment en version numérique accessible avec un lecteur d’écran ?

Déjouer les pièges des bonnes intentions

Une femme médecin Peut-être parce que l’empathie est une qualité très répandue parmi le personnel soignant, je n’ai jamais eu trop à me plaindre du comportement des infirmières, brancardiers ou aides-soignantes à mon égard. Pourtant il arrive qu’à trop vouloir bien faire, on tombe à côté de la plaque. 

Dès lors que vous êtes admis à l’hôpital et même si vous êtes en pleine forme, le fauteuil roulant est de rigueur pour tous les déplacements, surtout si vous avez un handicap et même si celui-ci n’altère en rien votre motricité. J’ai souvent dû négocier avec les brancardiers qui m’accompagnaient à des examens ou des consultations au sein de l’hôpital pour avoir la permission de me déplacer sur mes deux jambes. Un jour, mon interlocuteur n’avait rien voulu entendre. Il me pousse donc dans mon fauteuil roulant vers l’extérieur du service. Nous attendons devant les ascenseurs, moi bougonnant qu’on fasse des choix à ma place, lui stoïque, en ayant certainement vu passer d’autres… Nous attendons, attendons, attendons… jusqu’à ce que, au bout d’une bonne vingtaine de minutes, un infirmier nous informe que ces ascenseurs sont hors service. Le brancardier a alors dû se résoudre à me laisser marcher, une occasion pour lui d’apprendre à guider une personne non-voyante.

La prise des repas comporte aussi son lot de devinettes : l’organisation du plateau, le contenu des barquettes, le bon ordre des plats de l’entrée au dessert, l’emplacement des couverts, de la carafe d’eau… Un jour que j’avais affaire à une aide-soignante particulièrement attentionnée, celle-ci avait pris soin, non seulement d’ouvrir chacune des barquettes composant le repas, mais aussi le yaourt dans lequel elle était allée jusqu’à planter ma petite cuillère. Non que je ne sois pas reconnaissante de cette attention, je l’aurais été davantage si elle m’avait informée de sa démarche. Car alors que j’explorais mon plateau, un réflexe de douleur après m’être brûlé les doigts dans la sauce du sauté de dinde m’a fait accrocher du poignet la petite cuillère, qui, dans son déséquilibre, a entraîné le contenu du yaourt sur ma jolie chemise d’hôpital… 

C’est aussi à l’hôpital que je me suis rendu compte que manger seule avec une main hors d’usage m’était très difficile sans le contrôle de la vue. Même une denrée aussi banale qu’une compote ! Prendre une cuillérée sans pouvoir maintenir le pot en place, contrôler la trajectoire de la cuillère chargée de son contenu sans en perdre une partie en route, retrouver le pot, tout cela en étant semi-couchée dans un lit avec une tablette à bonne distance, il m’a fallu un peu d’entrainement pour y arriver. Pourtant, une aide-soignante n’a pas hésité à me laisser couper ma viande alors que j’avais un bras encore sous l’effet de l’anesthésie et l’autre embarrassé par un cathéter. 

Des améliorations pour rendre l’hôpital accessible à tous ?

Oui, je sais, l’hôpital est malade. Il souffre d’un manque de moyens financiers, techniques et humains. Et la crise sanitaire que nous traversons depuis plus d’un an n’a rien arrangé. Mais je me prends à rêver qu’un jour, l’hôpital offrira à tous les patients un accueil de qualité, adapté à leurs besoins. Parce qu’être hospitalisé est déjà une épreuve en soi, autant ne pas en rajouter ! 

Je rêve qu’un jour le personnel soit parfaitement formé à la prise en compte des besoins spécifiques de chaque patient. Je rêve qu’un jour l’hôpital soit aménagé de telle sorte qu’il permette un déplacement facile et sûr pour tout le monde. Je rêve qu’un jour chacun puisse avoir accès aux documents dans le format qui lui convient le mieux. Je rêve qu’un jour chaque personne qui en éprouve le besoin puisse avoir accès à une aide humaine sans surcoût ni contraintes disproportionnées. Que faire pour que ce rêve devienne réalité ?

Découvrez ou redécouvrez le dernier épisode de Lise : Série noire pour une canne blanche | Episode 11 : La Covid de l’horreur

Publié le 31 mai 2021

 

Lise

Créer une culture commune entre tous les acteurs engagés pour rendre la ville et ses services accessibles à toutes les personnes qui vivent avec un handicap, c’est ce qui m’anime au quotidien !