Série noire pour une canne blanche | Episode 11 : La Covid de l’horreur

Tout a commencé en Chine. Une sombre histoire de pangolin, ou de chauve-souris, je ne sais plus trop. D’ailleurs, personne ne sait. C’était loin. C’était terrible mais c’était loin. Et puis, un jour de février, on a appris qu’il était là, parmi nous. On a soudainement arrêté de se faire la bise et de se serrer la main. On a commencé à parler de limiter les contacts, travailler à distance, ne plus rendre visite à ses parents âgés. Depuis, nous vivons avec cette menace. Il rôde parmi nous et frappe au hasard. Les aînés surtout, mais aussi des jeunes. Ceux qui se croient à l’abri du danger sont terrassés à leur tour. Nos seules armes pour s’en protéger : les fameux « gestes barrières ». La distanciation physique, le port du masque, le lavage des mains…, des gestes simples a priori qui ne sont pas sans conséquences pour les personnes qui, comme moi, vivent leur vie sans la vue.

L’épreuve de la distanciation physique

Nous étions à la fin du mois de février. Il faisait déjà doux et les petits maux de l’hiver semblaient déjà derrière nous. En arrivant au bureau un matin, j’ai senti qu’il y avait de nouvelles interrogations dans l’air : « On se fait la bise quand même ? » Pourquoi « quand même » ? Moi qui me tiens à distance des flux d’info pour ne pas saturer mon esprit de nouvelles sur lesquelles je n’ai aucune prise, il était clair que j’avais loupé quelque chose d’important. Le coronavirus sévissait officiellement en France et il fallait désormais s’en protéger. Comment ? D’abord en évitant de se faire la bise ou se serrer la main. J’avoue avoir accueilli la nouvelle avec un certain soulagement. Quand on ne voit pas plus clair que dans le terrier d’une marmotte, la tournée de bises est parfois source d’un certain stress. La joue tendue du mauvais côté, la main lancée pour repérer l’épaule de sa collègue qui lui atterrit en pleine poitrine, l’autre qu’on n’avait pas entendu venir et dont on découvre la présence au moment où ses lèvres rencontrent notre peau, un autre encore qu’on s’apprête à embrasser une nouvelle fois parce que la première, on n’avait tout simplement pas reconnu sa voix…, les risques de provoquer un malaise au cours des salutations matinales sont nombreux.

Un couple se prend dans les bras et rigole

Mais la distanciation physique n’a pas que des bons côtés. D’abord, même si c’est anecdotique, elle me prive d’informations sur l’apparence physique de mes nouvelles fréquentations : taille, corpulence, barbe, lunettes, cheveux longs… Mais surtout, offrir son bras ou guider ma main vers un objet pour que je le trouve est devenu moins spontané. D’ailleurs, moi qui ai toujours eu une grande facilité à prendre le coude d’une personne pour me laisser guider dans un endroit inconnu ou encombré, j’hésite plus à le faire depuis que cette partie du corps est officiellement devenue la seule autorisée à recevoir nos miasmes en cas de toux ou d’éternuement.

La plus grande difficulté reste les files d’attente. Faire la queue quand on ne voit pas n’est déjà pas simple en général. Savoir où s’arrête la file, bien se positionner, avancer au bon moment sans bousculer les autres, réagir à temps quand arrive notre tour, tout cela demande déjà beaucoup de concentration. Et ce qui m’a toujours sauvée dans ce genre de situation, c’est justement la proximité physique avec mes congénères. Alors devoir respecter une distance d’un mètre au minimum rend la tâche d’autant plus complexe. Sans compter que, malgré toute ma bonne volonté, je ne suis jamais au courant de l’affichage qui indique le nombre de personnes autorisées dans une boutique. Il ne reste que la communication verbale pour s’en sortir, communication à haut risque d’échec lorsque l’interlocuteur désigné a les yeux rivés sur son smartphone et des écouteurs dans les oreilles.

Sortir masqué ou ne pas sortir

Plusieurs masques en tissu rouge

Depuis que nous avons obtenu l’autorisation de sortir librement dans la rue le 11 mai dernier, le masque est devenu notre nouvel accessoire de mode. Mes tout premiers masques m’ont été fournis par les couturières de mon entourage. Ils n’étaient peut-être pas certifiés NF mais ils avaient le mérite d’être faciles à mettre. Je me suis ensuite rendue à une distribution organisée par la ville. Après avoir franchi l’obstacle de la prise de rendez-vous en ligne dont le formulaire n’était pas accessible avec mon lecteur d’écran, j’ai préféré me faire accompagner d’une amie pour me rendre sur place. Grand bien m’en a pris. Je me serais certainement trouvée en difficulté pour traverser le grand parking du gymnase où se déroulait la distribution, pour en trouver l’entrée, passer le contrôle de police, repérer le gel hydroalcoolique mis à disposition et me rendre au bon guichet. Une fois rentrée chez moi munie de mon précieux masque, restait à découvrir le mode d’emploi : laver en machine à 60°C, repasser à la vapeur, introduire la barrette métallique du nez dans le minuscule trou prévu à cet effet entre les mailles… et pour couronner le tout, repérer le petit cœur rouge distinguant l’endroit de l’envers, totalement imperceptible au toucher. Par la suite, j’ai reçu d’autres masques, avec différentes matières, différentes formes et différents modes d’emploi. J’ai depuis acquis une grande dextérité à repérer le sens de n’importe quel masque lavable ou jetable, en analysant au toucher en un temps record la position des élastiques, le sens des plis et le relief de la barrette au niveau du nez.

Mais ce n’est pas seulement sur la manière de le porter que le masque m’a appris des choses. Vous connaissez le « sens des masses » ? On appelle ainsi la capacité que développent certaines personnes déficientes visuelles à ressentir la présence de murs, d’ouvertures ou d’obstacles à une certaine distance. Moi qui étais persuadée jusqu’alors que le sens des masses n’était lié qu’aux perceptions auditives, il a suffi de m’affubler d’un bout de tissu sur la moitié du visage pour me convaincre du contraire. Sans ce précieux sens des masses qui permet d’avoir un déplacement plus fluide, j’ai dû nettement ralentir l’allure.

Les facétieuses nouveautés des lieux publics

Force est de constater qu’il a suffi de quelques mois pour que ce satané coronavirus modifie notre environnement de manière significative et par conséquent nos habitudes et nos repères. Les trottoirs, déjà très étroits par endroits, sont désormais largement occupés par les files d’attente devant les magasins, et je ne parle pas des laboratoires d’analyses proposant des tests Covid. Les grandes villes sont nombreuses à avoir fortement promu la pratique du vélo pour limiter la fréquentation des transports en commun. Belle initiative mais résultat : je me laisse encore souvent surprendre par une nouvelle piste cyclable à traverser ou des vélos qui roulent à contresens en toute légalité. Et comme beaucoup de cyclistes sont peu enclins à respecter les feux, mieux vaut redoubler de vigilance.

Des passagers masqués dans le métro parisien

La première fois que j’ai repris le métro après la sortie du confinement, c’est une autre surprise qui m’attendait. J’ai été vivement interpellée par un agent de sécurité pour la bonne raison que je ne respectais pas le marquage directionnel au sol. Je lui ai alors répondu, avec un grand sourire malheureusement dissimulé sous mon masque, que je respecterais le marquage le jour où celui-ci serait tactile. Il n’a pas insisté. Maintenant, j’essaie de suivre les flux autant que possible, mais surtout, j’essaie de ne pas me laisser noyer par la marée humaine. Les propositions d’aide spontanées sont devenues plutôt rares, sans doute par peur du contact physique. D’un certain côté, je me réjouis que plus personne n’ose me saisir le bras sans m’adresser un mot au préalable, comme c’est souvent le cas en temps normal. Aujourd’hui, si cela arrive, j’ai une parade toute trouvée. Je n’ai qu’à crier : « Ne me touchez pas, j’ai la Covid ! »

Les magasins aussi ont bien changé. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque je me suis retrouvée pour la première fois prisonnière entre deux parois de plexiglas alors que je me dirigeais vers la caisse de mon supermarché. Toutes ces nouvelles séparations apparues dans les commerces rendent beaucoup plus palpitant le petit jeu qui consiste à repérer le terminal de paiement ou l’ouverture pour récupérer ses achats… En plus, le clavier du terminal de paiement se trouve maintenant joliment emballé dans un film plastique qui a le mauvais goût de gommer tous les repères tactiles indispensables à la saisie de son code de carte bancaire sans la vue.

A l’heure où j’écris ces lignes, la menace d’un nouveau confinement national se précise. J’ai la chance de n’avoir pas encore été la cible du terrible coronavirus et je continuerai d’appliquer de mon mieux les gestes barrières tant que le danger sera là. Mais une chose est sûre, c’est que cette crise sanitaire aura mis à l’épreuve nos capacités d’adaptation. Restons solidaires en nous protégeant mutuellement et gardons à l’esprit que les gestes barrières doivent rester des barrières au virus, pas à la communication !

 

Découvrez la guerre que mène Lise contre les trottinettes électriques dans son article Série noire pour une canne blanche | Episode 10 : La terrifiante invasion des trottinettes électriques !

Publié le 28 octobre 2020

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Lise

Créer une culture commune entre tous les acteurs engagés pour rendre la ville et ses services accessibles à toutes les personnes qui vivent avec un handicap, c’est ce qui m’anime au quotidien !