« Je veux pouvoir communiquer de façon fluide à l’écrit ou en LSF » – Interview de Maryline Romon, Sourde
On estime que plus de 100 000 personnes pratiquent la langue des signes française (LSF). Mais il est clair qu’on ne les entend pas assez. Pour mieux comprendre les obstacles à la communication que ces personnes rencontrent dans les lieux publics, nous avons décidé de donner la parole à Maryline Romon, Sourde avec un S majuscule comme elle nous l’explique elle-même. Elle nous fait part de ses défis quotidiens pour communiquer spontanément et recevoir les mêmes informations que les autres.
Nous avons utilisé l’écrit pour cette interview et voilà le résultat. La preuve que communiquer avec une personne Sourde est à la portée de tous !
Bonjour Maryline, peux-tu te présenter en quelques mots à nos lecteurs ?
Je m’appelle Maryline Romon. Je suis génétiquement Sourde avec un S majuscule, ce qui signifie que je m’identifie à la communauté Sourde, à la culture Sourde.
Je suis enseignante d’anglais dans un collège bilingue LSF (Langue des Signes Française) et français écrit. J’adore voyager à travers notre planète, ce qui m’amène souvent à découvrir des coins inconnus comme l’Amazonie, l’Alaska, le désert australien, quelques sommets andins, etc.
Depuis octobre 2015, je crée aussi des vidéos parlant de livres que j’ai lus ou au sujet de mes découvertes. Mon blog (YouTube et Facebook) s’appelle « Suivez366mots ».
Avant de te rendre dans un établissement que tu ne connais pas, comment tu t’y prépares ?
Pour le cinéma, je vérifie s’il y a des films sous-titrés. Si je veux faire une visite guidée, je demande s’il y a des visites en langue des signes. Je précise qu’il existe plus de 200 langues des signes, il n’y a donc pas de langue des signes universelle. Par contre, nous optons pour les Signes Internationaux, différents de la langue officielle, pour des événements organisés par des Sourds comme le festival Clin d’Œil, Deaf Way, les Jeux Olympiques des Sourds qui ont lieu tous les 4 ans, la Fédération Mondiale des Sourds (FMS), qui se réunit tous les 4 ans aussi, etc.
Avant ma visite, je regarde aussi s’il y a des vidéos postées sur les réseaux sociaux. Je me renseigne pour savoir si les textes sont traduits à 100% dans les musées et s’il y a un interprète lors des conférences non Sourdes.
Si un établissement est conforme à la réglementation accessibilité, est-ce que cela signifie qu’il est bien accessible pour toi ?
Pas du tout. J’ai la chance de maîtriser la lecture et l’écriture, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des Sourds. Je m’arrange donc pour communiquer à l’écrit. Par contre, il y a beaucoup d’événements qui ne sont pas accessibles aux Sourds. Et, chose incroyable, il n’est pas possible de se faire rembourser malgré l’absence de moyens mis à notre disposition. C’est le cas par exemple de l’exposition en réalité virtuelle « L’horizon de Khéops » ou l’exposition « Toutankhamon ». Quand les agents voient mes parents signer avec moi, ils les prennent pour mes interprètes. Ça nous agace. Mais ce qui m’agace encore plus, c’est que les Sourds analphabètes se heurtent constamment à des obstacles linguistiques et n’ont accès qu’à très peu d’informations intéressantes.
Que signifierait pour toi une bonne qualité d’usage ? Qu’est-ce qui peut améliorer ton expérience quand tu te rends dans un établissement ?
Ce qui compte le plus, c’est que le service d’interprétation soit prévu en amont, avant même qu’un Sourd se présente à une conférence, dans une mairie ou toute autre administration. Sinon, on embauche un Sourd, un Coda – c’est ainsi qu’on appelle un enfant d’adultes Sourds en anglais– ou, en dernier recours, un entendant ayant au moins le niveau B2 en LSF.
Dans la vie de tous les jours, je suis pleinement autonome. Le seul hic, ce sont les gens qui ne font aucun effort pour écrire quelques phrases et lire mes réponses. C’est toujours la même chanson et c’est pour moi la question la plus ridicule de ma vie : « est-ce que tu peux lire sur mes lèvres ? » Honnêtement, je refuse parce que je veux pouvoir communiquer de façon fluide à l’écrit ou en LSF, sans hésitation et sans risque de mauvaise interprétation.
Et puis, même si je suis à l’aise pour lire et écrire, j’ai souvent besoin d’un interprète pour avoir une communication fluide avec une personne qui s’exprime à l’oral. C’est une manière de faire tomber les barrières linguistiques entre nous, pour que chacun s’exprime dans sa langue naturelle. C’est important pour moi, pour préserver ma santé, mon moral et mon bien-être. Malheureusement, avoir recours à un interprète présente deux inconvénients majeurs. D’une part, il faut réserver deux à trois mois à l’avance. Il m’est quasiment impossible de trouver un interprète à la dernière minute. Je suis obligée d’expliquer aux gens qu’il faut anticiper les rendez-vous bien en amont si nous voulons bénéficier d’une bonne communication. C’est le cas aussi bien pour un rendez-vous chez un anesthésiste ou un allergologue, une réunion avec mes collègues, une fête avec mes voisins, un baptême, etc.
D’autre part, nous, les Sourds, nous devons remplir des dossiers pour obtenir des subventions mensuelles ou annuelles pour payer nos interprètes. Etant active, c’est une lourde charge pour moi de m’occuper de ces démarches administratives et de réserver les interprètes. J’aimerais bien que les agences d’interprétation reçoivent directement des subventions de l’Etat et que les entendants puissent simplement demander un interprète quand ils ont rendez-vous avec un Sourd, un autiste ou un muet. Ça simplifierait vraiment les choses pour s’intégrer socialement. Et ça encouragerait les gens à choisir la carrière d’interprète si ce métier les intéresse, une bonne manière aussi de créer de l’emploi.
As-tu déjà rencontré des erreurs quant aux équipements d’accessibilité mis en place ?
Malheureusement, ça m’arrive souvent que des gens m’annoncent maîtriser la LSF alors qu’ils ne connaissent que quelques mots de base comme « bonjour », « merci », « au revoir ». Je trouve que c’est grave et même irrespectueux pour notre communauté qui se bat depuis plus de 100 ans pour faire reconnaître notre langue des signes française. Pourtant, la LSF est la mère de toutes les langues des signes. Il n’y a encore que quelques langues des signes reconnues, voire officielles à l’étranger dans leur propre pays comme en Nouvelle-Zélande, au Portugal et tout récemment en Suisse.
Une collègue m’a raconté avoir accompagné nos élèves Sourds à l’Assemblée Nationale. J’ai été surprise d’apprendre qu’il n’y a ni accueil en LSF ni interprète sur place. Ça va totalement à l’encontre de l’inclusion prônée par le gouvernement. Les Sourds sont des citoyens français à part entière.
On voit émerger de plus en plus de solutions technologiques pour faciliter la communication entre Sourds et entendants. Qu’est-ce que ces technologies t’apportent dans ta vie quotidienne ?
Je peux dire merci d’être née sous notre ère de la technologie. Nous pouvons regarder des films grâce aux sous-titrages, que ce soit en français, en anglais ou en espagnol. Je peux papoter avec des gens non signants via mon portable. Grâce à l’application « Big note » créée par un Sourd américain, je peux pianoter sur l’écran noir de mon portable et zoomer sur un message. Plus généralement, les portables sont vraiment pratiques pour nous : visio, mails, SMS… Ça fait tomber les obstacles linguistiques. Je suis contente de pouvoir même communiquer avec des aveugles via des textos même si je suis un peu frustrée vu que je m’exprime beaucoup visuellement et par mes mimiques du visage. Cela me permet aussi de voyager seule au bout du monde, par exemple en Amérique du Sud, au Japon, etc. Rien n’est impossible pour moi.
Il existe aussi des services d’interprétation à distance pour faire un appel à sa famille entendante, pour se renseigner ou pour faciliter la discussion avec un entendant. En cas d’urgence, les Sourds peuvent appeler le 114.
Tu aimerais dire quoi aux gestionnaires d’établissements pour qu’ils aillent au-delà de la norme pour améliorer la qualité d’usage ?
Pour les Sourds, ça tient en trois points essentiels : la traduction complète de la discussion orale à l’écrit ou en LSF, la communication en LSF via un interprète et une signalétique visuelle claire avec des indications lisibles et faciles à comprendre.
En cas de grève ou de perturbations dans les transports, au moins un agent doit être capable de communiquer en LSF. Nous ne pouvons pas entendre les annonces vocales et quand les panneaux des départs et des arrivées sont vides, c’est l’angoisse. Très souvent, ce sont les autres voyageurs qui m’aident dans ces situations. Je trouve ça inacceptable que les employés ne soient même pas capables de mimer pour se faire comprendre.
Il est aussi essentiel d’installer des flashs lumineux pour donner l’alerte en cas d’incendie dans les lieux publics et locaux de travail. Il est déjà arrivé à certains de mes collègues de continuer tranquillement à faire cours alors que tout le monde était déjà sorti de notre établissement. Moi je préfère enseigner la porte ouverte pour que les autres nous voient et puissent nous faire évacuer si nécessaire. Je refuse d’être responsable de la carbonisation de mes élèves.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Parmi mes rêves les plus chers, je rêve de créer des formations en LSF pour les familles entendantes d’enfants Sourds : parents, frères et sœurs, grands-parents, etc. A ma naissance, mes parents ont dû payer des cours de LSF pour améliorer leur niveau de langue et pouvoir communiquer avec moi. En fait, ils étaient déjà habitués à communiquer avec des membres Sourds de ma grande famille mais leur vocabulaire était pauvre et ils utilisaient parfois des signes de l’ancienne LSF. Quand ils m’ont eue, ils ont redoublé d’efforts pour que nous puissions discuter de tout et de rien. Ceci m’a permis de m’exprimer et de m’épanouir affectivement et socialement. Ils m’ont encouragée à faire des études et j’ai obtenu un Master 2. Je leur en suis très reconnaissante. Peu d’entre nous ont eu cette chance parmi les Sourds nés dans des familles entendantes.
Je rêve de voir la LSF devenir la seconde langue officielle après le français. C’est une grande satisfaction pour moi de voir que de plus en plus d’entendants ont envie d’apprendre ma langue naturelle.
Je rêve aussi de sensibiliser les familles Sourdes ayant des enfants entendants pour que ces enfants naturellement bilingues français parlé et LSF puissent grandir sans avoir honte de leurs parents « différents ». C’est aussi important de rappeler que ces enfants bilingues ne sont pas interprètes LSF. Il arrive parfois à mes collègues de vouloir faire venir des enfants Coda pour traduire notre conversation. Personnellement, c’est une situation que je refuse catégoriquement, car des enfants n’ont pas à être mêlés à une conversation sérieuse entre adultes.
Pour conclure, je voudrais dire qu’il est inutile d’avoir de la peine pour les Sourds parce qu’ils vivent sans le son. Nous savons très bien rire et vivre joyeusement.
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Publié le 28 mars 2023
© Maryline Romon